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Curtina - Textes
Projet de recherche visuel en cours sur le domaine de Curtina, en Corse,  en collaboration avec Yan Leandri
2024




Depuis le village durant l’été,  j’entendais l’écho des paons au crépuscule, postée à la fenêtre. Je savais que Curtina était là, quelque part, dans le creux de montagne. Je ne pouvais apercevoir que ses grands pins parasols, en discordance avec le maquis dense qui recouvrait les montagnes nous encerclant.
Plus tard, on m’a désigné du doigt un portail, depuis la voiture en marche, sans jamais s’arrêter. “C’est ici”. Le portrait était juste au bord de la route qui monte au village de Granaccia, mais  l’ouverture ne laissait rien présager. Seule une petite pancarte, semblant avoir traversé les âges, laisse apparaître le nom de Cortina, gravé dans une petite plaque de pierre. Le nom du lieu aurait deux origines  : l'espace entre deux tours du château; ou bien de corti, des petits domaines avec un château au milieu. Curtina était il y a quelques années encore la demeure de Georges Santarelli, un ancien fonctionnaire de l’administration coloniale en Abidjan. Il y vivait seul. Gravement malade des suites d’une maladie attrapée dans les colonies, il décède en 2021. Georges n’avait pas d’héritiers, et fait le choix par amitié de léguer le domaine à la famille Leandri, qui en hérite alors.
L’histoire de la maison se raconte. Elle était autrefois un château, un casteddu, construit par une famille puissante de la région. Dans les années 60, le domaine appartient à la famille Nicolaï, se retrouve sur une table de jeu, et est perdue aux cartes. C’est le prochain propriétaire, Giuliani, qui va transformer totalement le lieu : une maison provençale à la mode continentale de l’époque, s’érige alors sur les ruines de l’ancien château, qui prend les traits d’une représentation paradisiaque fantasmée : une piscine, des bassins, et un parc paysager voient le jour. Mais il perd un fils.  Le rêve s’étiole, et le terrain est à nouveau mis en vente.
Georges acquiert ainsi la maison à son tour en 1981, et la chérit, en atteste la multitude de photographies de la maison retrouvées et réalisées par ses soins. Malheureusement, ruiné par des investissements qui ne prendront pas, Georges ne peut que regarder s’effriter la maison qu’il aime tant, impuissant.
Ce n’est que plusieurs mois après avoir entendu parler de ce lieu pour la première fois que j’ai été amenée à m’y rendre. Passé le portail, s’ouvre un chemin de terre, qu’il faut suivre à travers une forêt dense, sur près d’ un kilomètre. Au bout du chemin s’ouvre soudainement  le paysage : Sur notre gauche un large champ en pente, où pousse quelques plantes sauvages. Sur notre droite, le terrain est en trois terrassements, où ne poussent aujourd’hui plus que quelques orangers, assaillis par les ronces.
Et là, dressée au milieu de cette large fenêtre à travers le maquis, la maison. Face aux montagnes, placée sur la trajectoire du soleil. Une apparition.
Lorsque l’on se rapproche, on s’aperçoit que la maison est entourée d’une multitude de petites ruines : devant le second portail, deux bassins à petits carreaux bleus qui furent certainement des fontaines, des statues de muses dénudées en pierre, et plus loin, derrière quelques plantes, les restes d’une piscine creusée. Plus bas, en passant à l’avant de la demeure, un large mur arrondi  en pierre a été édifié, surplombant le champ, pour accueillir une terrasse où pousse un gigantesque pin en son centre. Tout semble démesuré à Curtina, comme si ce lieu n’avait pas été réalisé de la main des hommes, ni même pensé pour eux.
Dans ce hors temps, Curtina semble volontairement nous isoler du reste du monde. 








Texte IV, Curtina, Yan Leandri.


Extrait de prise de notes

Samedi 24 février 2024.

Aujourd’hui, j’ai découvert que la grande tapisserie encadrée dans un cadre doré  retrouvée dans le salon, est une représentation des amours pastorales de Daphnis et Chloé, de Longus.
La scène champêtre, sorte de représentation de l’Éden, représenterait les deux orphelines du conte, recueillies par des bergers.




“En l’île de Lesbos, chassant en un bois consacré aux Nymphes, je vis la plus belle chose que j'aie vue en ma vie, une image peinte, une histoire d'amour. Le parc, de soi-même, était beau; fleurs n'y manquaient, arbres épais, fraîche fontaine qui nourrissait & les arbres & les fleurs; mais la peinture, plus plaisante encore que tout le reste, était d'un sujet amoureux & de merveilleux artifice; tellement que plusieurs, même étrangers, qui en avaient oui parler, venaient là dévots aux Nymphes, & curieux de voir cette peinture. Femmes s'y voyaient accouchant, autres enveloppant de langes des enfants, de petits poupards exposés à la merci de fortune, bêtes qui les nourrissaient, pâtres qui les enlevaient, jeunes gens unis par amour, des pirates en mer, des ennemis à terre qui couraient le pays, avec bien d'autres choses, et toutes amoureuses, lesquelles je regardai en si grand plaisir, & les trouvai si belles, qu'il me prit envie de les coucher par écrit. Si cherchai quelqu'un qui me les donnât à entendre par le menu; et ayant le tout entendu, en composai ces quatre livres, que je dédie comme une offrande à Amour, aux Nymphes & à Pan, espérant que le conte en sera agréable à plusieurs manières de gens; pour ce qu'il peut servir à guérir le malade, consoler le dolent, remettre en mémoire de ses amours celui qui autrefois aura été amoureux, & instruire celui qui ne l'aura encore point été. Car jamais ne fut ni ne sera qui se puisse tenir d'aimer, tant qu'il y aura beauté au monde, & puissance de regarder; veuille le Dieu qu'exempts de passions, nous décrivions celles des autres ! “

-  Les amours pastorales de Daphnis et Chloé de Longus.







                            

                                
© Léna Besson